Thomas Jefferson, la France et ses terroirs:
Itinéraires oenologiques d'un ambassadeur des Etats-Unis sous l'Ancien Régime (1787-1788)
Elu troisième président des Etats-Unis en 1800, Thomas Jefferson eut selon ses mots deux patries, son pays et la France où il séjourna cinq années, de 1784 à 1789. Ministre plénipotentiaire d’un gouvernement de transition, il fut absent de la Convention de Philadelphie qui dota les Etats-Unis de leur constitution en 1787. Il connut l’Ancien Régime et vécu la prise de la Bastille, non sans chercher vainement à trouver par ses bons offices un compromis entre le Roi et le Tiers-Etat. Si aujourd’hui nombre d’Américains, amateurs de nos crus, célèbrent le « French Paradox » qui associe selon eux la consommation du vin rouge à la santé naturelle des Français, « paradoxe » semble être aussi le terme adéquat pour traduire l’esprit jeffersonien à la jonction de deux mondes.
Comme Benjamin Franklin qui l’a précédé à Paris entre 1776 et 1784, Jefferson aime à se définir comme un sauvage américain à la Cour de Louis XVI, mais son raffinement enchante la noblesse. Grand planteur dans son fief de Monticello avec ses douzaines d’esclaves noirs, Jefferson ajoute à ses qualités de fin lettré, de scientifique, et d’architecte, ses talents d’expert en viticulture et de gourmet. A cet égard, Nick Holte qui incarne le personnage éponyme dans le film Jefferson à Paris n’a pas l’élégance innée du Virginien. C’est un peu comme si Gérard Depardieu jouait le rôle de Lamartine sous le chêne de Jocelyn.
Franklin initie Jefferson, son cadet de quarante ans, aux délices de la vie parisienne avant de regagner Philadelphie. Autre visiteur de la capitale, John Adams, accompagné de son épouse Abigail et de son jeune fils John Quincy, rallie ensuite la Cour de Saint-James, résidence des ambassadeurs américains à Londres, non sans se débattre avec la douane britannique pour se faire expédier par Jefferson quelques grands vins. Le séjour d’Abigail Adams est marqué par son choc culturel au spectacle des agapes de Franklin avec Madame Helvétius, veuve joyeuse du philosophe libertin. Quant à Jefferson il arpente les rues entre l’Opéra, le Palais-Royal et Chaillot, prolongeant aussi ses promenades depuis sa résidence des Champs-Elysées jusqu’au Bois de Boulogne. Le marquis de Chastellux, La Fayette, Vergennes et Necker font partie de son entourage de connaisseurs garants d’une émulation gastronomique de bon aloi. La table de Buffon qui lui est généreusement ouverte, le réconcilie avec le naturaliste qui quelques décennies auparavant avait prédit la dégénérescence de la faune et de la flore sur le continent américain. « In vino veritas », pourrait dire Abigal Adams. Elle observe en effet que la convivialité qui préside aux dîners parisiens est propice aux succès des relations diplomatiques grâce à l’excellence des vins servis.
Veuf deux ans avant son départ pour la France, Jefferson reste attaché à sa compagne afro-américaine Sally Hemmings qu’il fait venir à Paris. Mais il y connaît aussi une brève idylle avec Maria Cosway qui est une femme mariée. L’atmosphère libertine se prête à ces écarts éphémères qui affectent les visiteurs étrangers autant que les autochtones. Mark Twain ne dira-t-il pas plus tard que le foyer d’un Français est le lieu où habite l’épouse d’un autre homme ? Une ultime promenade du couple illégitime en forêt de Marly à l’automne de 1786 va ironiquement précipiter le destin de Jefferson. Il fait une chute en sautant une barrière et se foule le poignet. Cause, prétexte ou alibi ? L’accident coïncide avec la rupture de la liaison, suivie du retour de Maria en Angleterre. Pour se refaire une conduite, Jefferson multiplie ensuite les contacts avec la colonie américaine de Paris et prête son attention aux récits des voyages en province de ses compatriotes. Le pouvoir politique coûtait cher à ses détenteurs dans la jeune République. Ce ne sont pourtant pas ses soucis financiers qui dissuaderaient Jefferson d’entreprendre un périple en douce France. Sa prodigalité est légendaire d’autant plus qu’il restera endetté toute sa vie. Son successeur à la Maison-Blanche, James Monroe achèvera lui aussi couvert de dettes son mandat présidentiel.
Jefferson est féru de toponymie vinicole. Ce grand amateur de Champagne, reçoit aussi de Gaillac trois barriques de Cahuzac de son ami le duc de La Rochefoucauld au début de 1787. C’est une invite à s’aventurer parmi des terroirs encore inconnus, et de préférence bucoliques, tant il manque au gentleman de Monticello les paysages vallonnés et verdoyants de sa Virginie natale. De surcroît on lui conseille de prendre les eaux à Aix-en-Provence pour soigner son poignet toujours douloureux. Jefferson a le génie de l’organisation et ne laisse rien au hasard. Plutôt que de dépendre des diligences, il choisit de voyager dans sa voiture en prévoyant les relais des chevaux et les guides, outre l’hébergement sur les sites sélectionnés. Franklin, son prédécesseur à la Cour, n’a jamais quitté la région parisienne. Jefferson n’entend pas se fier aux échos des courtisans sur l’état des provinces. Aucun ne saurait certes lui prédire que l’Ancien Régime n’a plus que deux années de vie. A la découverte des grands crus, l’ambassadeur de la jeune République américaine associe naturellement la rencontre du peuple français. S’il rêve pour son pays d’une Arcadie de « yeomen », ces petits fermiers indépendants qui constituent l’idéal agrarien du physiocrate, la France des campagnes recèle pour lui de flagrantes inégalités. Il y reconnaît une rémanence du système féodal comparable à l’institution de l’esclavage des plantations du vieux Sud. Ainsi le statut du manant des vignobles s’apparente à celui des Noirs asservis aux champs de coton.
Aux Etats-Unis, le vin a deux sérieux concurrents : le whisky et le rhum. Le commerce triangulaire entre l’Afrique, les Antilles et les Etats-Unis permet autant le marché des esclaves noirs que celui de la mélasse de canne à sucre distillée en Nouvelle Angleterre. Le marché s’étend aux ports français de l’Atlantique où Bordeaux assure les débouchés de sa production viticole. La morue séchée de Boston est exportée dans le Bassin méditerranéen qui en retour livre ses vins. Les Pères fondateurs de la démocratie américaine font progressivement prévaloir les grâces venues des vignes du Seigneur face aux puritains qui voient dans les spiritueux l’œuvre de Satan. Si la loi, l’opinion et les mœurs s’accordent, à quelques nuances près, à reconnaître dans l’alcool un bien licite, demeurent des irréductibles à l’instar du docteur Benjamin Rush. En 1785 se développe sous son égide une campagne sur les effets nocifs de l’alcool. Des témoins oculaires rapportent qu’un ivrogne a littéralement explosé au voisinage d’une chandelle allumée. En dépit de ces outrances, la démarche marque les débuts d’une croisade pour la tempérance qui aboutira en 1920 à la désastreuse prohibition notamment sous l’impulsion des ligues féministes, acharnées notamment à chasser Allemands, Italiens et Irlandais des saloons, parfois avec l’aide du Ku Klux Klan.
En février 1787, la première étape du voyage en France conduit Jefferson à Auxerre où il retient le rouge généreux du Clos de la Chaînette. L’époque ignore encore le Chablis qui sera reconnu quelques années plus tard par les Anglais. Il observe que le transport des vins à Paris est facilité par l’Yonne quand elle est navigable, sans quoi, par la voie terrestre, le chariot attelé d’un cheval ne contient que deux pièces. Le creusement du canal de Bourgogne, commencé en 1775, ne s’achèvera qu’en 1835. Plus aisé est l’acheminement par barge sur la Seine jusqu’à Rouen. Force est alors de constater l’avantage des vins de Bordeaux à l’exportation vers les Amériques. En descendant les pentes de l’Auxois, on suit le parcours des bagnards à qui l’on forgeait des chaînes à La Chaleur, un hameau proche de la région que Lamartine appellera la Sibérie de la Côte d’Or. Si primitivement Jefferson compte engager des valets à chaque étape, celui qu’il prend à Dijon se révèle si efficace qu’il le gardera pendant tout son voyage. C’est à cheval que le Virginien visite Vosne Romanée, Nuits, Beaune, Montrachet, Meursault, Pommard et Volnay. Propriété des moines de Citeaux, le Clos-Vougeot démontre singulièrement la valeur spirituelle du vin dans les Ecritures. Mais ce sont davantage le bouquet et la saveur qui intéressent l’illustre voyageur. Tout en notant sur son carnet R ou W selon la couleur, il remarque la longévité des vignes, de cent à cent cinquante ans à l’époque.
A Meursault le marchand Etienne Parent initie Jefferson aux mystères de la hiérarchie des terroirs. Ainsi les vignerons de Pommard mangent du pain blanc et ceux de Meursault du pain de seigle, la rentabilité du blanc étant inférieure à celle du rouge. Cette observation justifie pleinement l’expression « croix de Pommard » encore en vogue aujourd’hui chez les Bourguignons pour désigner l’opulence. C’est cependant au Montrachet et au Meursault que va la préférence de Jefferson. Le prix du Montrachet est compétitif par rapport aux grands Bordeaux, aussi Jefferson en commande-t-il 125 bouteilles de 1782 ainsi qu’une douzaine de plants. Il envisage en effet de planter une vigne à Monticello, mais les conditions climatiques en cette fin d’hiver font renoncer Parent à préparer l’expédition des plants. De son côté Philip Mazzei, hôte du maître de Monticello à Paris, tentera vainement des transplantations en Virginie. Faisant halte à Meursault, Jefferson boit du « goutte d’or » produit par Jean-Joseph Bachet, et il en consommera régulièrement durant le reste de son séjour en France. S’il trouve moins de corps au Volnay qu’au Chambertin et au Vougeot, et pense aussi qu’il vieillit moins bien et supporte mal le transport, il en estime le prix modéré et apprécie qu’il se boive jeune.
Poursuivant son voyage à Chalon-sur-Saône, Jefferson observe que le canal du centre en construction permettra de désenclaver le sud de la Bourgogne par la jonction de la Saône avec la Loire à Digoin. Les tonneaux de Bourgogne seront ainsi acheminés sans coup férir jusqu’à Nantes. Entre Mâconnais et Beaujolais, les sites ruraux rappellent les paysages de Virginie entre Charlottesville et la vallée de la Shenandoah. Vignes, champs de blé et forêts inspireront Lamartine quelques décennies plus tard. Près de Villefranche-sur-Saône le châtelain de Laye-Epinay est un hôte prévenant dont les cépages de Gamay préfigurent le gouleyant Beaujolais. A la mi-mars la Côte Rôtie des monts du Lyonnais déploie ses vignobles dont les premiers datent de l’époque gallo-romaine. A Ampuis, le château de la Condamine offre des rouges de Syrah qui nécessitent d’une à quatre années de vieillissement. Puis Jefferson déguste à Condrieux le blanc doux de Viognier d’or au Château Grillet. Arrivant dans la Drôme il fait une halte au pied des terrasses de l’Ermitage sur la rive gauche du Rhône. Si la vue lui paraît grandiose, il passe une nuit exécrable à la taverne de la Poste de Tains. Ses griefs vis-à-vis de l’hôtelier négligent et avare sont oubliés quand il goûte le blanc de la maison Jourdan. Il en commandera un demi-millier de bouteilles pour la Maison-Blanche au début du XIXème siècle. Lorsqu’il visite Orange, Jefferson constate avec exaspération que le mur circulaire du théâtre romain a été démoli pour récupérer des pavés. Ils servent à construire une route du voisinage, alors qu’existe une carrière à proximité. Aucune note de voyage ne signale le passage à Châteauneuf-du-Pape que connaissaient déjà les Anglais. Après Pont-Saint-Esprit, Jefferson voit les premiers pommiers en fleur sur les chemins qui serpentent dans la garrigue. Il longe ensuite des costières du Gard. Le 20 mars, il s’installe pour trois nuits à l’Hôtel du Louvre de Nîmes. Il visite la Maison Carrée qui lui servira de modèle pour les plans du capitole de Richmond en Virginie. C’est ensuite Arles dont une taverne lui laisse un souvenir pénible, puis Saint-Rémy où il loge au Cheval Blanc. Il écrit alors qu’il apprécie toujours le « vin ordinaire » (en français dans le texte) servi aux repas. A Aix-en-Provence sa cure thermale semble lui faire le plus grand bien. A l’évidence son poignet douloureux ne l’a jamais empêché de lever le coude. Le parcours le mène enfin de Marseille à Nice où il goûte les vins de Bellet d’André Sasserno, négociant auquel succédera son fils qui approvisionnera la cave de Monticello jusqu’en 1819.
Grand admirateur de l’architecture transalpine, Jefferson ne peut manquer de retourner aux sources de la Renaissance. Il franchit le col de Tende en avril pour consacrer plusieurs semaines à sa visite de l’Italie. C’est le 3 mai qu’il regagne la France. On le retrouve quelques jours plus tard en Avignon d’où il poussera jusqu’à la Fontaine de Vaucluse. Au mystère de la résurgence intempestive et aux souvenirs de Pétrarque et Laure, s’associent ensuite la dégustation du blanc de Rochegude qu’il compare volontiers au Montrachet. Il en servira deux ans plus tard une bouteille à John Jay et à George Washington, en le décrivant comme l’un des rares blancs français qui lui rappelle le xérès et le madère. Jefferson quitte Avignon le 10 mai, passe de nouveau par Nîmes, puis parvient à Lunel où selon ses notes le muscat est produit à hauteur de 12 000 à 25 000 bouteilles par an. Peut-être moins séduit par son éclat et son fruité que d’autres voyageurs contemporains, il le garde néanmoins fidèlement en mémoire. A Montpellier il admire la vue panoramique du Peyrou et assiste à une pièce de théâtre. A quelques kilomètres de la ville, il découvre le village de Saint-Georges d’Orques dont la production vinicole ornera régulièrement la table de Monticello et celle de la Maison-Blanche. A Sète où il loge au Grand Gaillon, Jefferson fait la rencontre du docteur Lambert qui, vigneron lui-même, l’initie au Frontignan en le recevant à dîner. C’est la couleur ambre et la qualité du vin dès sa première année qui retient l’attention du visiteur américain. Il en commande 250 bouteilles qu’il fait expédier à Paris. Le docteur Lambert ajoutera en prime une trentaine de bouteilles de muscat rouge de sa réserve.
Jefferson poursuit son voyage en bateau sur le canal du Midi où nombreuses sont les escales sur son parcours. Il goûte au Rivesaltes et au Limoux qui figureront plus tard dans ses commandes depuis les Etats-Unis. Après une étape à l’hôtel Notre-Dame de Castelnaudary, il débarque à Toulouse puis repart pour Bordeaux par la route. A Montauban il se sait proche de Gaillac dont il connaît l’appellation Cahuzac par le duc de La Rochefoucauld. Il en importera par tonneaux de 68 gallons durant sa présidence vingt années plus tard. A Bordeaux qu’il atteint le 24 mai il réside quatre jours à l’hôtel Richelieu, Cours de l’Intendance. Au théâtre, il assiste à Semiramis, pièce en cinq actes de Voltaire. Depuis la Déclaration d’Indépendance en 1776 un consulat des Etats-Unis s’est ouvert dans la capitale de l’Aquitaine. Benjamin Franklin avait eu recours au consul John Blondfield pour gérer des affaires politiques comme la traite des prises de mer par les corsaires. Outre ses compétences diplomatiques, Blondfield se charge des commandes de vin et par correspondance, sert aussi de sommelier à Jefferson qui profite de son séjour pour approfondir ses connaissances de vignobles jouissant d’un prestige maintes fois séculaire dans le monde anglo-saxon. Il observe le terroir riche en sable du Château Haut-Brion. Il en passe commande de six douzaines de bouteilles du cru millésimé 1784, destinées à son beau-frère Francis Eppes. Faisant le tour des Chartrons il réserve 252 bouteilles de Château Margaux dont la moitié pour son ami Alexander Donald de Richmond et 72 pour Eppes. Si Jefferson déplore le prix exorbitant de ce « best French Claret » à trois livres la bouteille, il s’accorde néanmoins ce luxe en terre de Guyenne. Toujours enclin aux évaluations comparatives et épris de nomenclature, il classe quatre rouges dans son palmarès : Château-Margaux, Latour, Lafite et Haut-Brion. Et d’ajouter que les vins des trois premiers vignobles n’atteignent leur excellence qu’à partir de quatre ans d’âge. Le vin reste en effet pour cette durée en barrique avant d’être mis en bouteille. Toutefois les crus de Lafite sont selon Jefferson, bons à trois ans car plus légers. Pareils calculs de la plus-value due au vieillissement révèlent a contrario qu’après sept ans, certains Bordeaux déclinent progressivement. Dans la phraséologie de l’œnologue virginien, le Lafite est doux, soyeux et parfumé, le Latour a du corps et de l’arôme mais n’a pas le moelleux du Lafite. Le Haut-Brion est raide avant six ans. Plus léger, le Château-Margaux possède miraculeusement toutes les qualités des autres. Autre haut lieu de la Gironde, le Château d’Yquem est jugé par Jefferson comme le meilleur des Sauternes qu’il classe devant le Preignac et le Barsac plus corsé. Des Graves, c’est le Pontac qu’il préfère.
L’absence du Pomerol et du Saint-Emilion dans le récit de voyage s’explique par leur manque de notoriété dans les cercles bordelais à l’époque. Peut-être était-ce parce que leur négoce était plutôt tourné vers Libourne, discrète et excentrée. On observera également que cette sélection est probablement tributaire des avis de l’influente colonie anglaise qu’il rencontra à Bordeaux. L’habitude de boire hors des repas portait à la consommation de rafraîchissements comme apéritifs anticipés ou digestifs retardés. On sait qu’à Monticello les dégustations avec des hôtes tels que John Adams ou La Fayette furent l’occasion de veillées prolongées tard dans la nuit.
Le physiocrate ne perd pas ses droits dans cette aventure où l’héliotropisme se conjugue à la gastronomie. Jefferson s’intéresse en effet à la structure de la production, aux rapports souvent diffus entre marchands et viticulteurs et aux conditions de vie des ouvriers agricoles. Nul doute que le gentleman virginien ait comparé la société des vignobles et des chaix aux plantations du vieux Sud entre tabac et coton. Le système semi-féodal de l’Ancien Régime est, en maints aspects, analogue à la configuration pyramidale de l’institution esclavagiste. Les grands planteurs de Virginie et des Carolines se comparent aux puissants propriétaires terriens d’Aquitaine, tandis que le « yeoman » américain propriétaire d’une modeste « one horse plantation » se situe comme le fermier français entre aristocrates et manants ou gueux en France, le « white trash » aux Etats-Unis.
Sur le chemin du retour, Jefferson quitte Bordeaux pour La Rochelle puis Nantes où il goûte le muscadet et le Gros Plant, « la folie blanche ». Il fait un crochet par Lorient où huit ans plus tôt John Adams festoya avec l’écumeur des mers John Paul Jones à l’hôtel de l’Epée Royale. Poursuivant sa route il séjourne le 7 juin à l’hôtel de Bréthène à Ancenis. Il place les vins d’Anjou au dessous de ceux de Bordeaux mais les juge de nature à résister au transport maritime. Il profite de son passage à Tours pour s’enquérir auprès d’un naturaliste d’une hypothèse émise par Voltaire sur la génération spontanée de coquilles d’escargot. Avant de retrouver Paris, le grand démocrate américain ne manque pas de visiter les châteaux de la Loire qui jalonnent l’histoire de la monarchie. Lorsque sa campagne de France s’achève le 10 juin 1787, il déclare que les mois passés ont été parmi les plus délicieux de sa vie.
En mars 1788, Jefferson entame un nouveau parcours qui le conduit en Hollande avant de gagner l’Allemagne. A la mi-avril il est à Strasbourg où le vin de paille lui paraît surfait et hors de prix à 9 livres la bouteille. Il attribue son coût au snobisme ambiant, estimant ainsi que le produit est recherché parce qu’il est cher alors que, nettement supérieur, le Frontignan est rarement sur une bonne table car il reste bon marché. Jefferson semble alors ignorer les vertus d’élixir qu’on attribue localement au vin de paille. Sur le chemin du retour il fait halte à Epernay où son cicérone est le patron de l’hôtel de Rohan. Après avoir relevé la topographie des vignobles alentour dont il remarque qu’ils sont à l’abri de la bise, il note que le vin effervescent de Champagne est acheté principalement par les étrangers. Attentif aux procédés de champagnisation de l’époque, il juge la production en termes de vieillissement et cite dans l’ordre de préférence 1766, 1755, 1776 et 1783 comme les meilleurs millésimes en remarquant de surcroît que le Champagne atteint sa perfection entre deux et dix ans. Ultime hommage aux viticulteurs, il prend aussi des plans de caves pour servir de modèle à celle qu’il entend construire à Monticello. C’est enfin sur un blanc sec et « tranquille » de la propriété Dorsay qu’il jette son dévolu, soit 60 bouteilles à trois livres et demie l’unité. L’homme d’Etat ne saurait ponctuer ses commentaires sans tirer d’enseignement plus général sur son expérience. Ainsi il voit dans le système de production des petits propriétaires qui vendent leurs récoltes aux grands exploitants, l’homologue de l’articulation des plantations américaines entre le « yeoman » et le planteur à la tête d’un domaine.
Volumineuse est la correspondance entretenue par Jefferson et ses hôtes français, singulièrement celle des négociants exportateurs de bouteilles à Monticello. Accédant à la présidence des Etats-Unis en 1801, il inaugure la Maison-Blanche dont la construction a été entreprise quelques années plus tôt. La Déclaration d’Indépendance dont il est l’un des plus influents inspirateurs, emprunte à John Locke l’idée de la poursuite du bonheur. S’il serait abusif d’assimiler le bonheur au plaisir et sa poursuite à l’hédonisme, les plaisirs de la table et ceux de la conversation comptent beaucoup pour Jefferson quand ils s’accompagnent de vins dont il peut disserter sur les origines. Ses comptes révèlent l’achat de 20 000 bouteilles au cours de ses deux mandats présidentiels.
Comment les vins de France ont-ils voyagé en franchissant l’Atlantique ? Pour Jefferson, la palme revient au Chambertin parmi les Bourgognes rouges. Il distingue le Vougeot et le Montrachet blancs pour la même raison. Outre ces appréciations ponctuelles, en tant que représentant du gouvernement américain, il confère cependant de plus larges desseins à sa politique vinicole. Afin de lutter contre l’hégémonie du whisky, il entend en effet ouvrir le marché pour rendre accessibles aux Américains des appellations de bon rang. Il encourage ainsi son ministre des finances, Albert Gallatin, à baisser les taxes douanières sur le vin. Le Saint-Georges d’Orques prend une place privilégiée dans cette perspective car les hôtes de Jefferson à Monticello qui l’apprécient permettent de quadrupler le nombre de ses consommateurs virginiens en deux ans. En 1810, il en commandera annuellement une barrique de 120 gallons. Il fera aussi profiter de son expertise son voisin d’Oak Hill, James Monroe, en lui fournissant ce vin du Languedoc auquel il ajoutera du Gaillac, du Bellet et de l’Ermitage.
La science œnologique de Jefferson fait partie d’une vaste culture des Lumières. Sa pratique du vin affine et relance son goût en faisant de la consommation l’instrument d’une convivialité favorable aux échanges d’idées. Son idéal du bonheur ne se dissocie pas d’un art du bien vivre. Si son provincialisme inné l’enracine en terre natale, sa stature politique doit beaucoup à son nomadisme intellectuel qui trouve maintes applications dans les cultures expérimentales des jardins de Monticello. Entend-il vérifier le bien fondé de la formule « in vino veritas » ? A Paris, Jefferson a bénéficié d’une subtile initiation de Benjamin Franklin, son illustre commensal, qui dans une lettre édifiante (1779) à l’abbé Morellet fustige les tabous puritains sur l’alcool et les croisades sur la tempérance ? « N’offrez de l’eau qu’aux enfants, jamais aux adultes sinon ce serait un manque de courtoisie », écrit-il (Benjamin Franklin, Writings, 939). Et il cite les Evangiles à l’appui de son plaidoyer : « l’apôtre Paul a conseillé à Timothée de mettre du vin dans son eau pour conserver la santé, mais aucun des apôtres ni des pères de l’Eglise n’a jamais recommandé de mettre de l’eau dans son vin » (940).
Sans doute pour brocarder Buffon et les naturalistes français plus attachés à la théorie qu’à la pratique, Franklin compare dans la même lettre l’animal à l’homme, bec ou museau ayant pour finalité chez le premier de recueillir l’eau au niveau du sol. Mais l’être humain, nous dit Franklin, est destiné à boire du vin, aussi doit-il pouvoir lever son verre jusqu’à la bouche. Si le coude avait été placé plus près de la main par le Créateur la partie avant eut été trop courte pour atteindre son but. Trop près de l’épaule, le coude aurait tout autant failli à sa tâche. Mais conclut Franklin, la nature nous a bénis grâce à l’harmonie et à la sagesse qu’elle fait régner sur nos membres supérieurs. (Writings, 940-42). Pareille vision de la Providence est illustrée au travers de cinq dessins originaux joints par Franklin. Ils attestent la grâce accordée par le divin à sa créature vouée aux vignes du Seigneur.
Ainsi la conversion de l’eau en vin aux noces de Cana ne relève pas d’un miracle mais s’accomplit chaque jour sous nos yeux :
Behold the rain which descends from heaven upon our vineyards; there it enters the roots of the vines, to be changed into wine : a constant proof that God loves us and loves to see us happy. (Writings 939)
S’il s’est remémoré le texte, Jefferson a pu légitimement s’inquiéter de l’état de son radius et de son cubitus après sa foulure du poignet. Mais à l’évidence cette philosophie finaliste des Pères Fondateurs sur le divin nectar ne pouvait qu’inscrire le French Paradox dans la poursuite du bonheur.
Daniel Royot[1]
Bibliographie selective
Cerami, Charles. Dinner at Monticello: Three Men and the Evening that Changed America, New York: Wiley, 2006.
Fowler, Darmon L. Dining at Monticello. In Good Taste and Abundance. The University of North Carolina Press, 2005.
Gabler, James. Passions: The Wines and Travels of Thomas Jefferson. New York: Bacchus Press, 1995.
-------------------. An Evening with Benjamin Franklin and Thomas Jefferson. Dinner, Wine and Conversation, New York: Bacchus Press, 2006.
Galtier, Gaston. La Viticulture de l’Europe occidentale à la veille de la Révolution française, d’après les notes de voyage de Thomas Jefferson. Montpellier : La Journée Vinicole, 1953.
Gérard, Pierre. Le Voyage de Thomas Jefferson sur le Canal du Midi. Portet-sur-Garonne : Loubatières, 2009.
Hailman, John. Thomas Jefferson on Wine. The University of Mississippi Press, 2006.
Jefferson, Thomas. Journal de voyage en Europe. Bordeaux : Féret, 2001.
Lemay, Leo, ed. Benjamin Franklin, Writings, New York: The Library of America, 1987.
_______________